LA TOUR DE BABEL DES BEAUX-ARTS NUMÉRIQUES
Hervé Fischer
Résumé
Après
une prise de pouvoir des artistes numériques condamnant avec superbe
l’obsolescence des arts traditionnels (papier, peinture, sculpture), et, en
retour de cet anathème, le rejet des arts numériques par les artistes des
beaux-arts, le moment est venu de dénoncer une telle rupture. Il n’y a pas de
progrès en art. Pour autant, la légitimité des beaux-arts ne dépend pas des
médias utilisés, mais de l’actualité des thèmes abordés par rapport au monde
numérique actuel, qui nous impose une révolution anthropologique. Avec le
numérique émerge une nouvelle Tour de Babel des arts, qui reconnaît la
diversité des cultures, même et surtout les plus périphériques, qui tissent les
hyperliens nouveaux d’un dialogue interculturel tous azimuts. S’impose donc
aujourd’hui une hybridité des cultures et des médias artistiques. C’est ce que
démontre l’événement « Le papier, territoire artistique du métissage à l’ère du
numérique ».
Introduction
Attentif aux innovations
technologiques, et convaincu de leur importance pour l'avenir, j’ai créé en
1985 avec Ginette Major la Cité des arts et des nouvelles technologies de
Montréal. Comment évaluons-nous
aujourd'hui, vingt ou vingt-cinq ans plus tard, ce que nous avions appelé les Images
du futur lorsque nous organisions les expositions annuelles de la Cité des
arts et des nouvelles technologies de Montréal? Nous avons aimé toutes les œuvres que nous avons
présentées. C'étaient des œuvres de pionniers. Ces artistes avaient le mérite
d’inventer un art que nous pensions nouveau et je n'en critiquerai pas un seul.
Nous découvrions une sensibilité inédite au numérique, une créativité de
pionnier inlassable. Puis, en 1992, j’ai lancé le MIM - le Marché international
du multimédia-, qui a réuni annuellement des centaines d'entreprises de
nombreux pays, des institutions et des artistes jusqu'en 2000, incluant le
Sommet de la Francophonie numérique de 1997. En 1995, nous avons ouvert le
premier Café électronique au Canada, qui a vu défiler toute l'actualité
numérique québécoise, canadienne et souvent internationale jusqu'en 2002.
C'était le lieu de rendez-vous des artistes, étudiants, journalistes et
entrepreneurs en technologies numériques. Nous y avons organisé d'incessants
lancements de nouveaux produits, accueilli des premiers ministres et d'innombrables
délégations et équipes de télévision étrangères. Radio-Canada y a tourné une
émission pendant trois ans. En 1997, j'ai fondé la Fédération internationale
des associations de multimédia, qui organise encore aujourd'hui de nombreuses
activités, notamment avec les agences des Nations unies, et des Sommets
mondiaux de l'internet et du multimédia (Montréal, Abu Dhabi, Montreux,
Beijing, Shenyang, Fouzo, Chongqing, Shenzhen). Cela m'a valu dans les journaux
le sobriquet de « père du multimédia québécois ». En 2000, j'ai été élu à la
Chaire Daniel Langlois de l'Université Concordia et y ai conçu le projet de
médialab québécois Hexagram.
En 2007, j'ai fondé à l'UQAM
l'Observatoire international du numérique. Après avoir ainsi mené avec ardeur
la bataille en faveur des arts numériques depuis maintenant trente ans, souvent
à mes dépens, tant les institutions artistiques officielles y opposaient de
réticence dans les années 1980, je crois avoir acquis quelque légitimité pour
en parler et même pour en proposer une analyse critique. Je reprendrai ici des
analyses que j’ai abordées dans L’avenir
de l’art (Fischer, 2010).
Les
beaux-arts numériques
Après
une prise de pouvoir sur la place publique par les artistes numériques au
tournant du millénaire, qui condamnaient avec superbe l’obsolescence prétendue
des arts traditionnels (papier, peinture, sculpture), et, en retour de cet
anathème, évoquant le rejet des arts numériques par les artistes des
beaux-arts, le moment est venu de dénoncer le faux-semblant d’une telle
rupture. Car les arts numériques sont des héritiers directs des beaux-arts et
ne constituent qu’un genre nouveau comme l’a été l’art vidéo. Le concept de « beaux-arts numériques »
que j’ai proposé reconnaît cette hybridité des médias et cette continuité de la
création artistique. Il n’y a pas de progrès en art, ni de média dépassé, ni de
nouveaux médias incontournables qui puissent prétendre prendre la place de tous
les précédents. Pour autant, la légitimité des beaux-arts ne dépend pas des
médias utilisés, mais de l’actualité des thèmes abordés et de leur capacité à
se situer par rapport au monde actuel, qui est devenu numérique et nous impose donc
une révolution anthropologique fascinante pour les artistes.
Il est vrai que les arts numériques
tendent aujourd'hui à occuper tout le terrain, aussi bien celui de l'image que
des installations, de la musique, du théâtre et du cinéma. Ils proposent en
outre au public une participation interactive, ludique, qui suscite le même
attrait magique que les spectacles de prestidigitation.
Au-delà des retrouvailles
arts/société sous le signe des nouveaux médias, je rêve aujourd'hui aussi d'une
autre réconciliation, celle des beaux-arts et des arts numériques, même si cette
posture est encore intenable publiquement. Au premier abord, il faut bien
l'admettre, leurs différences paraissent irréconciliables. Voici quelques-uns
des irritants les plus marquants:
-
La création traditionnelle semble
s'en tenir à une esthétique spatialiste et frontale des arts visuels, tandis
que les arts numériques explorent une esthétique événementielle, multimédia et
participative, éventuellement immersive.
-
Du point de vue esthétique, nous
n'avons pas encore élaboré un nouveau système de concepts qui permette de
caractériser et d'évaluer les œuvres multimédias, ce qui ne favorise pas
l'émergence de critiques professionnels des arts numériques.
-
Les arts numériques sont d'une
nature physique radicalement différente de celle des beaux-arts, tant par leurs
supports que par leurs modalités d'expression. Ainsi, ils ne sauraient
remplacer la sculpture avec des animations 3D, même interactives. Ils proposent
autre chose.
-
Beaucoup d'artistes du numérique
ont le sentiment que la peinture et la sculpture sont des langages épuisés,
impuissants à évoquer le monde actuel, qu'ils explorent au contraire, eux, en
pionniers audacieux.
-
Les beaux-arts étaient
individualistes et légitimés par une signature fétiche, alors que les arts
numériques sont des créations collectives et pluridisciplinaires.
-
Les arts numériques ne créent plus
d'objet unique, mais élaborent des processus, des dispositifs immatériels et
reproductibles sans distinction d'authenticité; ils sont donc difficilement
achetables par les collectionneurs.
-
Liés à des technologies complexes,
éphémères et fragiles, les arts numériques ne sont pas facilement admis dans
les musées, qui n'ont pas les ressources, ni financières, ni humaines, pour les
exposer, pour en faire la maintenance régulière, et encore moins pour les
conserver. Liés aux technologies sophistiquées les plus récentes et en
constante évolution, les arts numériques ne peuvent pas être constamment
actualisés du point de vue des équipements électroniques et des langages
informatiques qu'ils utilisent.
-
Paradoxalement, ils vieillissent
mal, et beaucoup plus vite que les arts traditionnels.
-
Les arts numériques ne bénéficient
ni du financement ni de la diffusion du marché de l'art, ils sont dépendants de
la commande publique ou institutionnelle. Une situation qui a ses vertus, mais
aussi ses limites idéologiques, esthétiques et financières.
-
La création des arts numériques
est liée le plus souvent à la possibilité
de leur diffusion. Les galeries d'art et les musées boudant cet art
dématérialisé, dont la conservation est quasiment impossible, les arts
numériques se tournent vers les festivals et les nouvelles formes de spectacle,
s'éloignant ainsi de la tradition des arts visuels. Ils semblent donc orphelins
et optent pour les industries culturelles qui peuvent les financer et leur
offrir un public.
-
Les arts numériques sont coûteux
et liés aux industries informatiques, ce qui en détourne beaucoup d'artistes
pauvres, individualistes ou asociaux, en dépit de leur talent.
-
La commande publique ou
institutionnelle a tendance à faire dévier les arts numériques vers des modes
de communication plus ludique. Ils comptent plus pour leur succès sur la
séduction que sur l'exigence et l'effort du public. Ils rejoignent la culture
commerciale.
-
Les arts numériques à contenu
critique deviennent de ce fait improbables. Ils ont peu d'affinité avec la
contre-culture et tendent plutôt à se rapprocher des arts grand public et de
divertissement.
-
Les technologies sont soumises à
une exigence incessante de progrès, une valeur qui n'a pas de sens en art. Ce
n'est pas la puissance de l'ordinateur qui produit la valeur artistique, bien
au contraire le plus souvent! Nous rencontrons donc une sérieuse difficulté en
liant la création artistique actuelle au progrès constant des ordinateurs et
des logiciels.
Le primitivisme des arts numériques
Paradoxalement, les arts numériques
semblent renouer avec la tradition orale collective, rituelle, éphémère et multisensorielle
des arts primitifs, après cinq siècles de réduction de notre civilisation occidentale
à une dominante visuelle et spatiale. En parlant de primitivisme, j'entends
souligner que les arts numériques réactivent des comportements et des valeurs qui
font penser à celles des sociétés tribales. Évoquant d'ailleurs souvent par
leurs icônes les masques et les pictogrammes des arts primitifs, ils exploitent
la fonction magique archaïque de l'art, ce qui séduit évidemment le grand
public.
Les œuvres médiatiques se doivent
d'être dématérialisées, de dissimuler leurs outils informatiques derrière l'écran
ou dans l'obscurité et de n'exposer que des espaces virtuels lumineux. On
devrait oublier que Brancusi attachait autant d'importance au socle qu'à la
sculpture, que Vostell traitait sculpturalement le téléviseur qu'il incluait
dans son installation. Il serait même devenu désuet de recourir à des démarches
hybrides, telles celles de Nam June Paik ou de Georges Dyens, les sculptures,
les installations vidéo et les holosculptures qui s'attachent à lier
esthétiquement les deux apparitions, matérielle et virtuelle, concourant à la constitution
de l'œuvre. Que signifie donc l'attitude des arts numériques dans cette
opposition vindicative qu'ils revendiquent entre matérialité et virtualité? Ce
point de vue est d'autant plus étonnant qu'une peinture peut éventuellement
éveiller beaucoup plus de spiritualité qu'une immersion dans un monde virtuel,
même en trois dimensions et interactif. Du point de vue mythanalytique, il est
clair que ce fantasme invoque une opposition de valeurs entre la matière et la
lumière, entre le monde d'ici-bas et l'ailleurs immatériel doté d'une prétendue
supériorité mentale évocatrice d'une transcendance. Ainsi se poursuit sous le
signe du numérique le vieux débat entre le profane et le sacré, le monde d'ici-bas
et le divin. Voilà qui illustre la première des lois paradoxales du numérique
que j'ai formulées dans Le choc du
numérique: « La
régression de la psyché est inversement proportionnelle au progrès de la
puissance technologique. Le numérique est un psychotrope technologique » (Fischer, 2001). Plusieurs artistes
en ont fait le thème de leur création, telle Diana Domingues, au Brésil, qui
crée des installations évoquant la magie afro-indienne primitive (SNAKES et
Terrarium). Immersion dans des grottes virtuelles (Caves), évocation,
invocation, contrôle à distance, apparitions, métamorphoses, morphings, effets spéciaux sans effort:
les algorithmes semblent avoir une puissance magique et les interfaces, les
consoles de jeu, les écrans tactiles, les capteurs de mouvement, vouloir réveiller
des forces mystérieuses.
Pourquoi alors, devrions-nous
rejeter la peinture, le dessin sur papier, alors que l’avenir de l’art se situe
dans l’hybridation multimédia. Les oukases du « zéro papier » ou du
« tout numérique » sont déjà passées date. Elles n’ont aucun intérêt
en art.
Ce que nous redécouvrons, en
abordant les arts numériques, c’est que la peinture déjà était
multisensorielle, et en ce sens plus intense que le multimédia technologique,
toujours limité. La peinture sait exprimer le mouvement, la vitesse, les sons,
et même les odeurs. Elle est mentalement, psychiquement plus interactive que
les effets d’une console préprogrammée. Marcel Duchamp disait même que
« c’est le regardeur qui fait le tableau ».
La nouvelle Tour de Babel des arts
Cependant,
le numérique a ses vertus propres. Avec lui émerge aussi une nouvelle Tour de
Babel des arts, qui reconnaît la diversité des cultures, même et surtout les
plus périphériques et en assure la promotion dans un marché de l’art désormais
mondialisé. La centralité métropolitaine des centres de l’art contemporain et
de son marché s’évanouit progressivement. Les grands musées encore dominants
exposent désormais des artistes périphériques, venus de l’Afrique, de l’Inde,
du Moyen-Orient, de l’Amérique du Sud, l’art des cultures indigènes. S’impose
donc aujourd’hui une hybridité non seulement des médias numériques, mais aussi des
cultures qui tissent les hyperliens nouveaux d’un dialogue interculturel tous
azimuts, que reconnaissent et même privilégient les anciennes métropoles du
marché et les grandes institutions artistiques. Ce mixage a le mérite d’une
égalité au moins symbolique enfin conquise entre les cultures. Le multisensoriel
n’est pas nécessairement numérique et la dynamique du métissage culturel se
joue de plus en plus dans les périphéries de la mondialisation. Voilà aussi ce
que démontre cette exposition à l’Université de Trois-Rivières qui réunit des
œuvres de papier mais aussi d’écrans et des démarches interindividuelles d’artistes
d’Amérique latine et du Québec. Une exposition pionnière qu’il faut saluer et qui
va prendre valeur emblématique.
Références
Fischer, Hervé. (2010). L’avenir
de l’art, Montréal, VLB éditeur.